ASSUR, le berceau des Assyriens (Qalaat Shergat)
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Une visite
En 1962, au printemps, je me rendis à Shergat, une localité située à cent vingt kilomètres au sud de Mossoul. Je profitai de l'occasion pour visiter Assur, la première capitale de l'Assyrie, toute proche, qui hantait mes songes depuis des mois, flamboyant souvenir des temps héroïques.
J’arrivai
sur le site grandiose, perché sur un contrefort rocheux du Djebel
Hamrîn, qui dominait la rive droite du Tigre. Des murs et des portes,
dont celle de Tabira à l'ouest, restaient encore debout. Comme un
énorme igloo d'argile, haut de trente mètres et criblé de trous, une
ziggourat - tour du temple à étages - surplombait le paysage. Des
troupeaux de moutons cherchaient leur maigre nourriture parmi les
monticules herbus.
Ce
fut vers elle que je me dirigeai d'abord. Symbole de la cité, elle
était dédiée au dieu Enlil, dieu de l'air. Elle reliait jadis la terre
et le ciel, le présent et l'éternité. D'un bond, je m'élançai à sa
conquête, mais le sol s'effrita sous mes pas.
Je faillis me casser la figure, et redescendis. Mais j'étais un curieux, un fureteur et je franchis une porte creusée par les ouvriers dans cette lourde masse. Pourvu qu'elle ne s'écoule pas sur moi, pensai-je tout en m'enfonçant dans l'antre noir. Un frisson d'angoisse me secoua les épaules.
Peu à peu, mes yeux s'habituèrent à l'obscurité et je distinguai des tas de briques crues, éparpillées ça et là. Je ressortis en hâte.
Je
marchai vers l'extrémité nord-est de la corne rocheuse.
Une
citadelle ottomane, bâtie au XIXeme siècle sur l'emplacement
du temple du dieu Ashur avait été aménagée en musée. Ali, le gardien,
un jeune homme aux yeux ronds d'orant m'accueillit avec exubérance.
Il s'ennuyait et s'empressa autour de moi. Il me montra des cartes,
des schémas, des plans, des tablettes, des statuettes d'argile, et
autres trouvailles des archéologues. Il me tendit la corde et je m'enfonçai
dans le passé d'Assur comme un aventurier se jette du haut d'un pont
au fond de l'eau mystérieuse et sombre qui coule à ses pieds.
Une
longue histoire
La bourgade remontait à l'époque la plus reculée. Les inscriptions et les poteries révélaient qu'elle avait été habitée dès le début du IIIeme millénaire par un peuple sémite. La cité fut encore occupée par le roi akkadien Narâm-Sin (2259-2223 avant J.-C.), puis intégrée dans la IIIeme dynastie sumérienne d'Ur (2111-2003 avant J.-C.). Belle, active, elle s'adonnait alors au commerce des tissus, du cuivre, de l'étain avec l'Anatolie, la Syrie, la Méditerranée.
Une
sombre nuit l'enveloppa durant quelques siècles. Lui porta-t-elle
conseil ? Assur recommença à être une importante métropole dans l’empire
paléo-assyrien de Shamshi-Adad 1er (1813-1781 avant J.-C.).
Au XIVeme et au XIIIeme siècle, elle devint la capitale
d'un royaume médio-assyrien qui s'étendait de l'Euphrate aux montagnes
de Perse.
Sous
les règnes des princes énergiques, Ashurnasirpal II (883-859 avant
J.-C.) et Salmanazar III (858-825 avant J.-C.), elle continua son
ascension. Le premier l'abandonna pour transférer le siège du pouvoir
à Kalhu. Mais Assur demeura le grand centre religieux de l'Assyrie.
Nos
ancêtres plaçaient l'âme de leur pays sous la protection d'Ashur,
ce dieu local, à l'origine maître de la végétation et du renouveau.
Ils le figuraient dans un disque ailé, armé d'un arc. Avec le développement
de l'empire assyrien, ils lui avaient donné les attributs d'Enlil,
le chef du panthéon sumérien, organisateur de l'univers.
Ainsi
c'était le dieu Ashur qui désignait le roi. Il le regardait avec faveur,
prononçait son nom qui suivait parfois le sien, et lui réservait un
destin plein de grandeur.
Premier
serviteur de la divinité, le souverain lui devait une obéissance aveugle.
En échange, il remportait la victoire lors d'une expédition militaire.
Il obligeait même les pays vaincus à venir vers Ashur et à lui offrir
leur butin. Lors des fêtes de nouvel an, le Maître divin était conduit
en procession au temple doté de magnifiques jardins. Le monarque prenait
part aux cérémonies.
Ashur
avait donné son nom à la ville qui s'était déployée comme un éventail,
offrant aux yeux des visiteurs éblouis de somptueux monuments décorés
de frises et de peintures : Le palais vieux, le nouveau palais, le
temple double d'Anou, dieu du ciel et d'Adad, seigneur de la pluie
et de l'orage, avec ses tours qui griffaient le ciel, les temples
de Sin et de Shamash, dieux de la lune et du soleil.
Sur
les conseils du gardien, je choisis de me rendre au temple d'Ishtar,
la déesse de l'amour et de la guerre, la reine des colombes.
C'était
un très ancien sanctuaire édifié vers l'an 2030 et situé au sud de
la voie processionnelle. Hélas, il n'en restait que des amas de pierres
et de terre ! Aux jours anciens, pensai-je avec émotion, des êtres
pleins de ferveur avaient traversé la cour. Ils s'étaient rassemblés
dans la grande salle rectangulaire, garnie de banquettes le long des
murs, pour les ex-voto. Ils avaient chanté, psalmodié des hymnes et
des lamentations, au son des harpes et des lyres, ils s'étaient enivrés
des parfums de l'encens, du cèdre et du cyprès. Pendant ce temps, les prêtres, les devins et les exorcistes exaltaient par des prières et des offrandes leur protectrice. Sur un podium, Ishtar veillait, richement parée, et son souffle flottait sur les têtes de ses fidèles...
Je
remontais doucement vers le "palais vieux". Ébranlées par
pans entiers, ses murailles avaient été reconstruites jusqu'à une
hauteur d'un mètre. Les fouilleurs y avaient découvert cinq tombes,
parmi lesquelles celle d'Ashur Bêl Kala (1074-1057 avant J.-C.), d'Ashurnasirpal
II (883-859 avant J.-C.) et de Shamshi-Adad V (823-811 avant J.-C.).
Quand le roi partait vers son destin, les femmes du Harem oignaient
d'huile fine et d'aromates son corps, le baisaient, le pleuraient
tendrement. Puis elles allaient se purifier dans le Tigre, selon la
coutume. Revêtu de ses habits royaux, le défunt était déposé dans
un simple caveau de pierre, enrichi de quelques trésors, dont le couvercle
était scellé par des crampons en bronze.
Les
souverains d'Assyrie n'investissaient pas des sommes considérables
pour ériger des monuments funéraires ou des pyramides, à l'instar
des pharaons. Ils ne se faisaient pas momifier, ils ne regagnaient
pas une région de lumière. Comme tous les hommes, ils descendaient
au "pays sans retour" pour y mener une existence morne,
sombre, poussiéreuse.
Je
me penchai au-dessus du sarcophage d'Ashur-Bel-Kala qui béait à ciel
ouvert. Il avait été pillé, abîmé par le vent et la pluie. Il n'avait
gardé aucun vestige d'un passé prestigieux.
Une tempête
de sable
Je
continuai ma promenade sur le site. Le ciel s'obscurcissait, se remplissait
de rumeurs et de présages. Puis le vent se mit à souffler, soulevant
des nuages de sable d'un gris rougeâtre, qui me piquait les yeux.
La tempête m'attaqua, m'empoigna au collet. Je luttai pour me dégager.
Tout en filant vers l'abri du musée, je songeai à une autre tempête
: Elle avait dévasté la ville en l'an 614 avant notre ère...
Où
volez-vous, Mèdes cruels avec vos chars et vos coursiers fougueux
? Qu'allez-vous faire d'Assur ? Son heure de feu et de cendres sonne...
Son visage humilié se disloque comme une figure de Picasso. La terre
résonne du bruit dur des sabots, du vacarme assourdissant des palais
qui s'effondrent, des hurlements de la falaise incandescente !
Mèdes apportant des chevaux en tribut au roi assyrien (musée du Louvre, photo RMN)
Puis
un profond silence retombe sur les bras inutiles du fleuve...
Je
n'étais pas fâché d'arriver au musée.
—
C'est Ashur qui se met en colère comme autrefois, ironisa le gardien.
Rentrez vite, sinon il va vous transpercer d'une flèche cruelle !
Je
me laissai tomber sur un banc, désoeuvré. J'essuyai mes joues et mes
mains, puis j'éternuai plusieurs fois. Je vis qu'une fine couche de
sable recouvrait tous les objets de la pièce.
Ali
avança un siège et s'assit à côté de moi. Je repris la conversation
:
—
Mais pourquoi ce dieu se mit-il en courroux ? En punition de quelle
faute obscure livra-t-il aux Mèdes sa propre cité ? Impossible que
celle-ci fût totalement incendiée... Ses flammes brûlent encore mon
âme.
—
En effet, me répondit le jeune érudit, Assur ne disparut pas. Après
ces terribles événements, les survivants revinrent l'habiter. Ils
ne pouvaient oublier la suzeraineté d'un nom embaumant la myrrhe,
l'encens et le cassia ! La ville refleurit à l'époque hellénistique
(323 avant J.-C. -fin du 1er siècle après J.-C.). Guidées
par Sîn, les caravanes qui se dirigeaient vers Arbeles, Hatra ou Palmyre,
secouaient à l'ombre des caravansérails placés hors des murs la poussière
de la route. Elles honoraient d'une offrande les divinités d'antan
- dont le dieu Ashur - installées à nouveau dans leurs temples restaurés.
Plus
tard, les Parthes, un peuple indo-iranien conquit la Mésopotamie.
Il favorisa encore la résurrection d'Assur, bâtit de splendides édifices
et des quartiers d'habitation.
Les
troupes romaines de Trajan saccagèrent Assur en 116, celles de Septime
Sévère en 198.
Layard
avait découvert le site en 1847. Lors des fouilles de 1903, l'équipe
de l'Allemand Walter Andrae retrouva de nombreux vestiges et des graffitis
araméens de cette époque. Au milieu de la ville, s'élevait un très
beau palais. Sur une cour, donnaient quatre iwans - profondes salles
de culte et de réception ouvertes sur l'un des côtés. Ils étaient
chapeautés de voûtes en plein cintre et décorés de grecques et de
guirlandes en stuc et en plâtre.
Mais
déjà les Sassanides ravageaient la région. Vers l'an 256 de l’ère
chrétienne, ils mirent à sac la ville sainte qui avait été le berceau
des Assyriens et le tombeau des rois. Comment le coeur du dieu Ashur
le soutint-il pendant cette seconde destruction ?
—
That is the question, observa en anglais le gardien.
Il
se leva, saisit un chiffon et se mit à essuyer les antiquités. Puis
il m'offrit une tasse de café, et nous attendîmes la fin de la tempête.
Vers
les six heures, Ali ferma le musée, alla chercher sa Volkswagen, et
me proposa de me ramener à Shergat, où je passais la nuit.
Dans
mon rêve, je vis l'antique cité d'Assur. Elle s'alluma dans la fleur
de sa plastique beauté. Bien campée sur son promontoire, ivre de ses
hautes murailles, de ses tours crénelées, de ses temples et de ses
palais majestueux, elle pencha vers le Tigre son visage jaloux et
querelleur... Je promenai mes pas le long de ses quais de briques
bitumées.
Des
musiciens jouaient pour les dignitaires de la ville. Ils voguaient
sur le fleuve, dans des bateaux à têtes de dragons, tirés par des
rameurs barbus, vêtus de blanc. Ce furent leurs harpes, leurs cymbales
et leurs lyres que j'entendis résonner durant mon sommeil fiévreux
et ma main baignait dans l'eau qui clapotait près de mon lit.
L'aube
blanchit les vitres, la ville s'éteignit et s'engloutit à nouveau
au fond du gouffre de l'éternité.
Mésopotamie,
paradis des jours anciens,
édition l’Harmattan, 1996, Paris, chapitre 4, page 37.
Le site d’Assur est un trésor, il est aujourd’hui menacé
par la construction d’un barrage. Après les graves événements qui
ont touché l’Irak, le projet a été suspendu, mais l’inquiétude demeure.
Il faut protéger ce site, le sauver des inondations, barrages, dégradations,
pillages. N’appartient-il pas au patrimoine de l’humanité ?
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