Regards sur Babylone
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Je pensais toujours à Sémiramis qui, selon une légende, avait pris linitiative de construire Babylone... En réalité, au sixième siècle avant notre ère, une seconde Babylone celle de Nabuchodonosor II, avait été édifiée sur les éléments de la capitale dHammurapi. Je projetais de my rendre au début de lautomne car elle nétait pas loin de Bagdad, à 90 kilomètres au sud. Hélas, le 22 septembre 1980, la guerre entre lIrak et lIran éclata. Pendant quarante jours, les avions iraniens survolèrent et bombardèrent la capitale. Ils firent beaucoup de victimes parmi les civils. Je finis, ainsi que les autres habitants de mon quartier, par mhabituer à leurs raids incessants et repris une vie plus normale. Lhiver me porta à létude. Jentrepris de savantes recherches sur le passé prestigieux de Babylone. Je le compris bien, elle était devenue une cité mythique qui se mirait dans les eaux de lEuphrate, mais aussi dans les anciennes sources juives, grecques et occidentales. Les gens dautrefois avaient jeté des regards différents et même contradictoires sur elle.
Porte d'Ishtar - Musée de Berlin Les Mésopotamiens voyaient en Babylone la bonne ville, le centre du monde. Ils lappelaient Bâb-Ili, la Porte du dieu car elle ouvrait sur la vocation spirituelle de lhomme et le conduisait aux pieds du tout-puissant Marduk, le maître du panthéon dont la résidence sélevait au sein des murs. Des centaines de temples et de chapelles, dédiés à différentes divinités, se dressaient au coin des rues. Babylone engendrait par lesprit. Elle enveloppait lâme, la subjuguait. Pour les Hébreux qui avaient des relations épineuses avec leur riche et opulente voisine, cétait lorgueilleuse Bâb-El, la grande charmeuse. Elle fascinait les sens par son bel air, ses parfums fleuris, caressants, ses rites, ses secrets. Assise en reine au bord du fleuve, vêtue de fin lin, de pourpre et décarlate, parée dor, de pierreries, elle sadonnait au luxe, au jeu, au stupre et senivrait de vin de palmier dans la douceur du soir. Au cinquième siècle avant Jésus-Christ, Babylone montra aux voyageurs grecs, comme lhistorien Hérodote ou le médecin Ctésias une physionomie qui les étonna tellement quils en perdirent le sens de la mesure. Ils rajoutèrent des kilomètres à ses murailles; ils sextasièrent sur les poitrines colossales de ses temples, de ses palais, sur la beauté inouïe de ses jardins. Hérodote écrivit, émerveillé : Cette
ville est si magnifique quil ny a pas au monde de cité
quon puisse lui comparer.12 Soumise aux Perses et aux Grecs, la Belle perdit un peu de son éclat. Pâle, magique, elle continuait néanmoins à scruter le firmament de ses yeux perçants...
La Mésopotamie -carte babylonienne Au premier siècle, un autre historien grec, Diodore de Sicile et un géographe, Strabon, reconnurent ses talents dastronome et dastrologue. Ils respirèrent encore le parfum de sa splendeur passée. Ensuite, un ciel doubli tomba sur Babylone. Les rares Occidentaux qui traversèrent la Mésopotamie, du douzième au dix-neuvième siècle, passèrent à côté delle sans que rien nattirât leur attention. Certains voyageurs la comparèrent à une fille de roi déchue, couchée dans la poussière et gardée par des chouettes, des serpents. Elle semblait le jouet dune malédiction. Au milieu du siècle dernier, les archéologues redécouvrirent le front caché sous les décombres de Babylone. Dès 1899, les travaux de lallemand Robert Koldewey rendirent possible une reconstitution des traits de son visage qui avaient gardé leur noblesse. A leur tour, le gouvernement et le peuple irakiens, recherchèrent avec assiduité, avec nostalgie, tout ce qui subsistait de la ville, symbole de leur grandeur. Ils édifièrent, sur les soubassements anciens, des murailles imposantes, ils restaurèrent quelques portes et temples. Babylone retrouva, à la fin du vingtième siècle, son décor éblouissant, son histoire et sa force tarie. Elle reprit son rôle de capitale culturelle. Le printemps revint. Il me tardait de réaliser mon rêve, daller prendre conscience de la beauté nouvelle de la cité qui se profilait toujours à lhorizon de mes pensées. A lentrée du site, un énorme lion en basalte, lourd, à peine dégrossi, se dressa devant moi dun air énigmatique. Je vis quil serrait, entre ses pattes, un homme ahuri. Derrière lanimal, souvrait une longue avenue pavée de dalles lisses, calcaire et brèche, dégagée par Koldewey. A loccasion de la célébration du nouvel an babylonien, lAkitu, les effigies de Marduk et des autres dieux, vêtues dhabits magnifiques, lempruntaient. Le somptueux cortège passait entre les murs épais qui lentouraient et qui étaient ornés de frises de briques émaillées portant chacune une suite de soixante lions aux crinières flamboyantes. Les queues basses, les gueules ouvertes, ces créatures majestueuses, symboles dIshtar, déesse de la guerre et de lamour, semblaient accompagner la procession. Sur le fond bleu outremer des briques, ils laissaient éclater, en une symphonie de couleurs, leurs notes dor fauve retentissantes, de rouge mâle et de blanc épanoui. Je songeai avec émotion que cette allée avait vu passer les illustres monarques de Babylone, mais aussi des rois étrangers comme les Perses Cyrus et Xerxès, tous baignant dans une même féerie ocre et bleue. Plus tard, debout sur son char, sa chevelure léonine incendiée de soleil, Alexandre, le Macédonien, avait fait une entrée triomphale dans la ville. Les habitants opprimés, appauvris par les Perses Achéménides qui les gouvernaient depuis lan 539, avaient accueilli leur libérateur avec des acclamations, des fleurs et des couronnes. Je laissai la voie sacrée et mapprochai maintenant de la porte dIshtar qui la chevauchait et constituait lentrée principale de Babylone. Elle étincelait de bleu, de vert. Un drapeau irakien flottait fièrement à son côté. Des palmiers léventaient. Cétait une double porte, attachée à la terre, pointée vers les nues. La partie supérieure, aux lourds panneaux de briques émaillées, avait été démontée par les membres de lexpédition allemande, avant la première guerre mondiale, et transférée au Musée des Antiquités Orientales de Berlin. Seule subsistait la partie inférieure, reconstruite en miniature, et dotée dune ouverture en arc et de quatre tours crénelées. Elle était décorée de palmettes blanches, de dragons passants dun gris bleuté, aux pattes daigles et de félins, symboles de Marduk. Ils alternaient avec les taureaux sauvages du dieu de lorage Adad. Pelages couleur de ciel, grands yeux songeurs, ces bovins mimpressionnèrent. Toutes les bêtes émanaient en chatoyant du fond glauque de la porte. Fallait-il voir en elles lâme et la mémoire de la cité ? Comme je les regardais, captivé, il me parut quelles sanimaient. Légères, presque irréelles, elles marchaient, non plus sur un mur, mais sur un miroir deau et prenaient des allures fantastiques. Ebloui par cette lumière daquarium, je plongeai dans le passé de Babylone... Cétait le célèbre Nabuchodonosor II qui avait fait aménager la voie processionnelle et la porte dIshtar. Il avait laissé son nom estampillé sur-le-champ des grandes dalles recouvrant la chaussée. Comparé à un dragon dans la Bible, (Jérémie, 51,34 ) il nous était connu aussi par les textes économiques, par les inscriptions royales, par les auteurs anciens. En 1842, un artiste tel que Verdi, donna son nom à un opéra, Nabucco, animé dun ardent souffle patriotique. Nabuchodonosor restait un personnage énergique et complexe. Il était le fils de Nabopolassar qui avait fondé vers 625 avant notre ère lempire néo-babylonien et contribué à lécroulement de lAssyrie en 612. Il gardait lempreinte de son origine chaldéenne, une tribu araméenne, les Kaldû, mentionnée dès le neuvième siècle dans les documents assyriens et venue sinstaller en Basse- Mésopotamie. En 605, Nabuchodonosor réussit à battre les Egyptiens à Karkemish sur la rive droite de lEuphrate. Il poussa la porte de la Syrie-Palestine, pénétra dans la région. Indocile, le royaume de Juda refusa bientôt de payer tribut, se souleva. Le 16 mars 697, le roi de Babylone prit Jérusalem et déporta trois mille habitants. Malgré les conseils de soumission du prophète Jérémie, la résistance juive ne saffaiblit pas. Le roi Sédécias se révolta au début de lannée 588. Nabuchodonosor revint assiéger Jérusalem, lenleva dassaut le 29 juillet 587, brûla le temple, les maisons. Nobles et artisans, quelques milliers dindividus, attachèrent à leurs reins la ceinture de la captivité et partirent à pied vers la Babylonie. Ces déportations, vues de la Mésopotamie, nétaient que de petits épisodes de la vie de lempire. Elles navaient aucun caractère raciste. Lélite de la population juive était transférée en terre étrangère après un conflit entre nations, et plutôt bien traitée. Nabuchodonosor admit à la cour les jeunes gens les plus beaux, les plus intelligents. Il les fit instruire dans sa langue, les nourrit des mets de sa table, comme le raconte dans la Bible le prophète Daniel. Certains exilés se lamentaient de demeurer loin du royaume de Juda :
Sur le bord des fleuves
de Babylone, Nous
souvenant de Sion. Nous
avions suspendu nos harpes. (Psaume 137) Dautres, les plus nombreux, sadaptèrent à leur nouvelle manière de vivre et prospérèrent au milieu des Babyloniens. En 538, un édit de Cyrus II, grand roi de Perse, devenu le maître du Pays de Sumer et dAkkad, autorisa les déportés à rentrer en Palestine. Seul un petit nombre, pénétré de la sagesse chaldéenne, reprit le chemin de la contrée natale pour en respirer les senteurs. Les autres Juifs, séduits par les charmes capiteux de Babylone, lextraordinaire mégapole, restèrent en Mésopotamie. Car Babylone
était dans la main de Qui
enivrait toute la terre.
(Jérémie, 50,7 )
Nabuchodonosor soutint encore le siège de Tyr pendant treize ans, captura la ville. Si lon sen tient aux inscriptions qui commémorent ses oeuvres, il nassit pas son vaste empire sur la guerre. Valeureux mais sage, avisé, il se contenta de le conforter. A lintérieur des frontières, le souverain se montra un remarquable administrateur. Il contrôla lagriculture, développa le commerce avec lOrient indo-iranien, la Méditerranée, encouragea les arts et les sciences comme les mathématiques, lastronomie, à la base de nos connaissances. Il sintéressa aussi au passé. Avec toutes ses immenses qualités, qui donc pouvait sélever aussi haut que lui ? Voilà ce que se demandait le prophète Daniel : " O roi, tu es le roi des rois, car le Dieu des cieux ta donné lempire, la puissance, la force et la gloire; il a remis entre tes mains, en quelque lieu quils habitent, les enfants des hommes, les bêtes des champs et les oiseaux du ciel, et il ta fait dominer sur eux tous : Cest toi qui es la tête dor ( Daniel, 2, 37-39 ) La tête dor, cest-à-dire le plus accompli, le plus parfait des êtres de la création. Sous le règne de Nabuchodonosor, le pays soubliait donc dans la paix. Le roi put se consacrer à des travaux darchitecture. Il jura de restaurer, dembellir sa capitale bien-aimée qui comptait alors neuf cents hectares intra-muros et abritait une population de cent mille âmes. Parmi tous les lieux habités, je ne rendrai aucune ville plus fameuse que toi, Babylone ! En effet, il agrandit les canaux et lenceinte de la cité faite de deux murailles séparées par une large distance. Il érigea des monuments, dont un temple splendide dédié à Marduk, et un vaste palais, séjour de majesté. Debout devant la porte dIhstar, jémergeai lentement de la nuit bleue et lumineuse du passé babylonien... Je me glissai sous larcade, pénétrai dans la citadelle. Je brûlai à présent de visiter la brillante résidence de Nabuchodonosor. Elle se dressait à ma droite, vers lEuphrate. Bien quelle fût en cours de restauration, elle restait ouverte au public. Jentrai dans lune des grandes cours, franchis le seuil dune porte voûtée et me tins immobile devant limmense salle du trône, jadis décorée de palmiers, de fleurs stylisées, de lions passants au milieu dune forêt de volutes. Jinvoquai le fantôme du monarque, richement vêtu, assis dans une niche, en face de louverture centrale, presque semblable à un dieu .... Jappelai bientôt un autre fantôme, celui du prince Bel-Sharra-Usur, le Belschatsar de la Bible. Cétait le fils de Nabonide, dernier roi de Babylone. Ne donna t-il pas dans cette pièce un festin légendaire que, plus tard, Rembrandt immortalisa sur une toile célèbre en sinspirant du texte sacré ? Le prophète Daniel racontait quau cours dun repas, Bel-Sharra-Usur, frappé de stupeur, vit apparaître une main dhomme. Elle traçait sur lun des murs des mots mystérieux, graffiti araméens avec des chiffres. Le message annonçait la prise prochaine de Babylone par les Perses. (Daniel, 5, 26 ) Tout rêveur, je quittai le palais. Avant de méloigner, je me retournai pour tenter dapercevoir, à langle de la citadelle, les magnifiques jardins suspendus décrits par Diodore de Sicile et Quinte-Curce, lhistorien latin, comme la septième merveille du monde. Selon eux, la brise balançait, au-dessus des hauts murs, les cimes éclatantes et serrées qui montaient vers le ciel. Jardins de fraîcheur et de volupté, jardins de paradis, créés par la nostalgie dune reine languissante aux doux yeux noirs qui regrettait les montagnes et les bois de sa Médie natale : Amythys, la petite-fille du roi Astryage, lépouse de Nabuchodonosor. Voici des marches qui senvolent vers les terrasses voûtées, soutenues par des colonnes et parées darbres vigoureux de toutes espèces, bien irrigués grâce à un système ingénieux : Cyprès, pêchers, abricotiers, figuiers, grenadiers, rosiers de Perse et de Bactriane. A lheure du soir, quand les ombres mauves dansent sur la plaine alentour, Amythis monte vers les plates-formes, ses lourds bracelets dor tintant à ses poignets. Elle se glisse sous les jeunes frondaisons, elle cherche la verte plénitude. Elle se repose à lombre de ses souvenirs denfance. Les années senfuient à travers les jardins suspendus déjà dans la légende. Mais la reine de Babylone revient toujours sy ressourcer. Je traverse souvent en songe ces jardins élégiaques où lherbe ne jaunit pas, où les plantes restent dun vert émeraude, où les jasmins embaument lair éternellement. Jai limpression dy avoir déjà vécu, comme dans une île bienheureuse. La vie répand le parfum de la jeunesse. Jy fais le tour de mon âme... Ce fut près de ces jardins, dans une salle du palais, quen juin 323, Alexandre donna son dernier banquet. Il y but un vin plus que millénaire. Quelques jours plus tard, délirant de fièvre, incapable de parler, il salua en clignant des paupières les vétérans macédoniens qui défilaient en silence devant son lit dapparat. Le soleil se couchait derrière les tours de la cité, les teignant décarlate, quand le roi rendit son dernier soupir. Les Babyloniens scrutaient le ciel aux lueurs vespérales; ils devinèrent une absence, néfaste au grand projet qui voulait faire de leur ville la capitale dun empire universel. Dune certaine façon, Alexandre allait leur manquer. Extrait
de l « Epopée du Tigre et de lEuphrate »,
Editions lHarmattan, Paris, 1999 |