Dialogue
avec Ephrem- Isa YOUSIF Irakien d'origine assyro-chaldéenne, philosophe
et directeur littéraire aux Editions l'Harmattan
Maoro: En quoi l'Irak est-il considéré comme un pays riche culturellement?
Ephrem Isa Youssif : l'Irak est connu comme le berceau de la
civilisation et le territoire irakien d'aujourd'hui couvre une grande
partie des terres d'une civilisation antique. C'est aussi le pays
des Sumériens, au centre celui des anciens Arcadiens et au nord des
anciens Assyriens. Donc c'est là que sont nées les grandes civilisations
antiques et pour cette raison, l'Irak est appelé le berceau de la
civilisation. Pourquoi ? Car c'est là que plusieurs choses importantes
de l'histoire de ce monde ont été inventées : l'écriture, par d'anciens
Mésopotamiens, vers 3200 avant l'ère chrétienne, la construction des
premières villes de l'humanité, la création des premiers codes dont
le code Hammourabi, les grandes bibliothèques comme celle du roi assyrien
Assourbanipal au 7ème siècle. C'est là aussi qu'a été réalisée la
première réflexion philosophique sur l'homme et son destin et qui
est connue aujourd'hui sous le nom de L'épopée Gilgamesh. L'auteur
de cette épopée dit: c'est notre terre, notre monde à construire pour
vivre au mieux.

Grande
Liste des Dieux de Sumer,
Basse Mésopotamie, début IIème millénaire avant J.-C.,
Paris, Louvre.(exp. BNF)
Reda: Quelle a été votre enfance, et quand avez-vous quitté l'Irak?
Ephrem
Isa Youssif : Je suis originaire d'un village assyro-chaldéen
du nord de l'Irak, habité par des chrétiens qui parlent la langue
araméenne. Je suis venu en France en 1974 pour faire mes études à
la faculté de Nice, j'ai eu mon doctorat et je suis rentré à Bagdad
puis revenu en 1981 pour enseigner la philosophie et la langue arabe
à Toulouse. Depuis quelques années, je me consacre à l'écriture pour
faire connaître le patrimoine et la civilisation de l'Irak antique
et aussi de l'Irak d’aujourd’hui. C'est pour cela que j'ai déjà publié
sept livres sur cette histoire.
Lora: Etes-vous retourné en Irak depuis la chute de Saddam? Pouvez-vous
nous dire la situation des Assyro-Chaldéens dans ce pays ?
Ephrem Isa Youssif : Non, je n'y suis pas retourné, mais je
suis informé par les amis et les parents. Je veux attendre que la
situation et les esprits se calment, et aussi pour une raison pratique.
Je pensais que l'aéroport de Bagdad serait ouvert bientôt et que je
pourrais aller visiter le pays. La grande majorité des Assyro-Chaldéens
vivent à Bagdad, mais ils sont presque tous originaires du nord. On
évalue le nombre des Assyro-Chaldéens aujourd'hui à 800.000 en Irak.
Ceux du Kurdistan, où il n'y a pas de troubles, se sentent en sécurité,
mais ceux qui vivent à Bagdad et dans les villes du sud comme Bassora
ont eu des problèmes. Surtout venant de quelques fanatiques. Plusieurs
Assyro-Chaldéens tenaient des boutiques et avaient des licences de
vente d'alcool et ils ont été plastiqués par des extrémistes.
Pat: C'est quoi un intellectuel assyro-chaldéen, dans un monde
arabo-musulman à feu et à sang?
Ephrem Isa Youssif : Dans ce Proche-Orient, les gens sont victimes
de sous-développement économique et culturel, à cause de l'analphabétisme,
mais aussi de sous-développement politique, par manque de libertés
démocratiques, ce qui crispe la situation. Les intellectuels jouent
un grand rôle dans cet Orient multiple et varié, avec ses ethnies,
arabe, kurde, assyro-chaldéenne, turkmène, ses langues, et religions
diverses, musulmans, chrétiens. Il y a aussi les Yézidis, Kurdes du
nord, et les Sabéens, au sud du pays, qu'on appelle les adeptes de
Jean-Baptiste et qui vivent dans les marais et à Bagdad. Ainsi, on
voit que la Mésopotamie ancienne est une mosaïque de peuples, de langues
et de religions, et un intellectuel doit travailler pour que ces gens
vivent en bonne intelligence.
Nassif: Quel est aujourd'hui le rapport entre les intellectuels
qui sont restés au sein de l’ Irak de Saddam et ceux qui ont comme
vous vécu en exil?
Ephrem Isa Youssif : Effectivement, il y a toujours eu des
relations entre les intellectuels qui vivaient dans ce pays et ceux
qui vivaient en Occident. Une minorité était au service du régime
et une majorité était des gens très dévoués à leurs arts : poètes,
artistes, cinéastes. Il y a toujours eu un va-et-vient et une entente
entre les intellectuels restés en Irak et ceux installés en Occident.
Mais ceux qui sont restés dans le pays ont un grand mérite, car ils
ont continué à créer des œuvres d’art contemporaines, malgré l’embargo.
Reza: Quel est le poids démographique, politique et économique
de votre communauté, on en parle très peu?
Ephrem Isa Youssif : La couche ancienne de la population irakienne
est le peuple assyro-chaldéen, descendant, héritier des anciens Mésopotamiens.
Ces gens travaillent dans deux domaines: économique, commercial, la
plupart ont des restaurants, des hôtels, ils ont été des pionniers,
mais ils travaillent aussi dans l'administration. Depuis la création
de l'Etat irakien en 1921, ils ont participé à la vie administrative
du pays. Dans le secteur libéral, les ingénieurs, les médecins assyro-chaldéens
ont une présence très forte en Irak et leur poids culturel est énorme,
comme celui des professeurs, chercheurs, historiens, archéologues.
Mais malheureusement on n'en parle pas en Occident.
Pat: Quels sont les domaines culturels où l'Irak s'affiche comme
un des pays arabes les plus créatifs?
Ephrem Isa Youssif : Il y a un domaine où les Irakiens ont
été les pionniers, ce n'est pas pour les vanter, c'est une réalité,
je parle de la poésie, parce que les Irakiens ont été les premiers
à créer et développer la poésie moderne arabe. Citons, plus particulièrement,
des noms comme Sayyab, Bayati et Nazek el Malaika. Ce sont les pionniers
qui ont créé cette école avec des poèmes de très haut niveau, pleins
de réflexions, de philosophie, de sensibilité, d’émotion. C'était
dans les années 50 et 60.
Puis, il y a eu une deuxième vague de poètes de très haut niveau,
avec Sorgon Boulus, Fadel Azaoui, Saadi Youcef, Fayçal Jassem. Seule
une petite partie de ces artistes est mentionnée ici. Mais hélas,
en français, peu d'ouvrages sont traduits. D’autres noms ont brillé,
en poésie, en calligraphie, dans les arts plastiques.
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