La Mésopotamie et sa grande épopée

Revue France-Pays Arabes, n° 261, Mai-juin 2000

 

 

 

 

Vous êtes un universitaire, un écrivain irakien, vous venez de publier “L’épopée du Tigre et de l’Euphrate”, qui relate l’histoire de la Mésopotamie depuis des millénaires. La Mésopotamie englobe-t-elle l’Irak actuel et une partie de la Syrie ?  

- C’est tout à fait vrai. La Mésopotamie antique était limitée à l’est par la chaîne du Zagros, elle englobait les terres situées à l’ouest de l’Euphrate, jusqu’au Khabur, affluent du Tigre. Quand on voit les différentes civilisations qui se sont succédées en Mésopotamie, notamment la civilisation des Sumériens à partir du IVème  millénaire avant l’ère chrétienne, on constate que ce peuple du sud du pays eut une influence importante dans la région que l’on désignera plus tard comme le Croissant fertile. D’ailleurs les découvertes archéologiques faites dans la vieille ville de Mari, en Syrie, en témoignent.

 

 

L’empire akkadien, le premier empire, fondé à la fin du troisième millénaire avant notre ère par le roi Sargon, (2334-2279) s’étendait sur une grande partie du Moyen-Orient, car Sargon avait établi sa suprématie sur Sumer et Akkad, envahi la Syrie du nord, dominé l’Elam, région du sud-ouest de l’Iran. Ses successeurs avaient fait campagne vers le nord de l’Irak actuel.

Après la chute de l’empire akkadien en 2193, la dynastie sumérienne d’Ur III domina une importante partie de la Mésopotamie. Comme la dynastie d’Akkad, elle allait influencer le peuple d’Assour, les Assyriens, qui commencèrent à faire leur expansion territoriale sous le roi Shamshî-Adad (1807-1776 avant notre ère) et constituèrent au IX ème siècle un très vaste empire.

Avec la dynastie babylonienne d’Hammourabi (1792-1750), le territoire s’agrandit peut-être au-delà de Ninive, au cours de campagnes en direction du nord. Ce roi reste dans les mémoires comme un grand législateur grâce à son fameux “code” de lois, dont nous reparlerons plus loin.   

 

Découvre-t-on encore des informations nouvelles sur cette civilisation à partir de ce qui a été mis à jour, et par les recherches des archéologues ?   

-Tout n’a évidemment pas été découvert. Les archéologues déclarent qu’à peine 10% du patrimoine de la Mésopotamie a été mis à jour. L’on parle  aujourd’hui d’à peu près 10 000 sites historiques, selon des sources irakiennes. Les quatre grandes capitales assyriennes, Assour, Nimroud, Ninive, Khorsabad, ont été fouillées en partie, et aussi la Babylone de l’époque chaldéenne (612-539 avant notre ère).  Beaucoup de sites n’ont pas encore été dégagés, donc étudiés. Des milliers de tablettes, ‘cuites” lors de l’incendie final des cités vaincues, puis enfouies dans le sable, restent à déchiffrer.

 

Malheureusement, les événements qui se sont déroulés en Irak depuis une vingtaine d’années ont interrompu les recherches archéologiques. Celles-ci avaient commencé à dégager les grandes villes de l’antiquité, Eridu, Ourouk, Nippur, Ur, Lagash, Ninive, Babylone...

  Espérons que la paix reviendra bientôt et que la situation permettra de reprendre les recherches et de trouver encore des centaines de milliers de tablettes cachées dans le sol ! Leur transcription révélera une partie méconnue de l’histoire de l’humanité, car il nous manque des jalons... Il sera peut-être possible de remonter jusqu’au IX eme millénaire, là où l’homme a peut-être tenté de s’ouvrir au monde, de se poser les grandes questions et de sonder les mystères...

 

On n’a pas encore une idée exacte du passage de “l’homme préhistorique” à l’être qui appartint aux premières civilisations.  Vous remontez, au plus loin, vers 8000 avant l’ère chrétienne ?  

On connaît l’époque néolithique qui débute entre 8100 et 7500 avant notre ère. Les archéologues ont fait des recherches dans ce domaine. Ils ont constaté que les premières traces de cette période se trouvent au Proche-Orient. En Mésopotamie, le village néolithique de Jarmo, au Kurdistan, le site d’Ali Kosh, le village fortifié de Maghzaliyeh au nord de l’Irak, ont livré des outils en obsidienne, des volants de fuseaux en argile et divers ustensiles. La chèvre puis le mouton ont été domestiqués. De chasseur, l’homme est devenu agriculteur. Il est passé du village à la ville. Les premières villes, Eridu, Ourouk, ont été créées.

Dans ces cités adonnées au commerce, il faut bien communiquer; on invente alors l’écriture,  vers 3200. C’est le cunéiforme des Sumériens.

Plus tard, au troisième, deuxième et premier millénaire, la langue akkadienne s’impose dans une grande partie du Moyen-Orient. Elle se divise au deuxième millénaire en “assyrien” et en “babylonien”. Le sumérien n’est plus alors qu’une langue religieuse. Des écrits en akkadien de grande qualité voient peu à peu le jour, comme l’épopée de Gilgamesh, roi d’Ourouk

 

L’influence de l’écriture mésopotamienne s’étend jusqu’à la ville d’Ugarit, en Syrie. Les premiers textes en signes alphabétiques sont datés des XIV ème-XIII ème siècles. L’alphabet a adopté une trentaine de signes. Il sera repris par les Grecs et se répandra en Occident.

Les langues dites sémitiques, l’arabe, l’hébreu, ont-elles pour origine la langue akkadienne ?  

La langue akkadienne reste la plus ancienne langue sémitique connue avec l’éblaïte. L’arabe et l’hébreu et le syriaque sont aussi de grandes langues sémitiques, mais plus tardives.

L’histoire de la Mésopotamie peut-elle remettre en cause l’Ancien Testament, et la version des événements donnée par la Bible ?  

-D’une certaine façon, oui. La Bible ne relate qu’une partie de l’Histoire. Elle  débute à peu près un millénaire avant l’ère chrétienne. Elle nous offre les écrits d’un peuple, le peuple hébreu, qui avait constitué un petit Etat souvent dominé par les grands empires voisins, l’Egypte et la Mésopotamie. La Bible présente d’une manière souvent partiale les Assyriens, les Babyloniens, et les Egyptiens, qui jouent souvent les rôles d’ennemis ! Le roi assyrien Salmanazar III ne fit-il pas campagne au IXème siècle avant notre ère dans la région des Hébreu ?

Plus tard, au VIème siècle, le roi chaldéen Nabuchodonosor prit Jérusalem en 597. Après une coalition, il revint mettre à sac la ville en 586 et déporta une partie de la population juive en Babylonie. Elle vécut là-bas, observant les mœurs, les coutumes, les courants de pensée, et ne rentra d’exil qu’en l’an 538.

Certains auteurs du Livre sacré s’inspirèrent d’ailleurs de récits mésopotamiens, comme le Déluge.

N’y a-t-il que cette région du Proche-Orient dont la civilisation a été ensemencée par l’homme ou d’autres parties de la planète ont-elles aussi vécu le même processus ?  

Sur le plan historique, il exista une autre civilisation qui suivit de quelques siècles la civilisation mésopotamienne, ce fut celle de l’Egypte. Elle fut puissante, mystique, et ses Pharaons atteignirent une réelle grandeur. Mais elle resta plutôt “égyptienne”, centrée sur elle-même. Elle ne conquit pas d’autres pays, n’exporta ni sa langue ni son écriture.

Vers la seconde moitié du troisième millénaire, et au début du second, une autre civilisation se développa, celle de l’Inde, celle du fleuve Indus. Riche et spirituelle, elle marqua cette région de l’Asie. Elle continue aujourd’hui encore à nourrir l’âme d’un milliard d’hommes. 

Au dix-huitième siècle avant notre ère, apparut une autre civilisation, la civilisation chinoise de Shang, riche, variée, écriture et métallurgie. Curieusement, elle avait une vision du monde assez proche de celle des Babyloniens !

On peut donc parler de quatre civilisations marquantes. Celle de la Mésopotamie eut le plus de retentissement, d’abord en Grèce et en Occident. Elle fut à l’origine de grandes inventions : la ville, l’écriture, l’araire, la roue, le chariot, le tour du potier, le bateau à voile, le soudage. En architecture, elle inventa les voûtes, les coupoles, et dans le domaine des sciences, l’astronomie, l’astrologie, les mathématiques : les Babyloniens, au début du second millénaire, conçurent des systèmes de numérotation, de calcul, découvrirent, avant Pythagore, le théorème de l’Hypoténuse.

La civilisation mésopotamienne domestiqua le temps, mit sur pied le calendrier. L’année lunaire, de 354 jours,  qui commençait à l’équinoxe de printemps, se décomposait en 12 mois de 29 ou 30 jours, et en semaines de 7 jours. De temps en temps, on ajoutait un mois en correction. Comme pour nous qui en avons hérité aujourd’hui, l’heure avait 60 minutes et la minute 60 secondes.

En droit, la civilisation babylonienne nous légua le “code” d’Hammourabi, gravé sur une stèle de basalte, (aujourd’hui au Louvre) pour gérer la vie politique, et sociale. Les habitants des cités avaient droit à une protection, des personnes et des biens. Des articles se reportaient aux veuves et aux orphelins, aux esclaves, qui gardaient une certaine dignité. Le “code” traitait du droit civil, commercial, familial, pénal. Ce “code” inspira l’Orient ancien, et, par la Grèce et Rome, l’Occident.

 

Les vieux Mésopotamiens nous laissèrent encore des “bibliothèques”, comme celle de la cité de Nippur; ou, au VII eme siècle, celle du roi assyrien Assourbanipal à Ninive, qui contenait, d’après les découvertes archéologiques,  30 000 tablettes d’argile en cunéiforme, recopiées, classées selon un système remarquable. Ces tablettes contenaient des archives, des édits, des donations, des rapports. Les savants, voulaient enregistrer leur histoire sur l’argile, sauvegarder l’héritage de Sumer, d’Akkad, de Babylone, de Ninive.

  

Et les dieux, l’homme avait déjà besoin des dieux ?  

-Dès l’aube de ces civilisations, il y eut des textes écrits qui montraient que ces peuples, sumérien, akkadien, babylonien, assyrien, étaient croyants.

Il existait, par contre, une diversité de dieux. Aucun monothéisme n’écrasait les autres dieux. Ceux-ci habitaient le ciel. Ils créèrent l’homme pour les servir, pas pour autre chose. La sagesse consistait pour les humains à manger, boire, aimer, profiter de la vie. Elle inspira l’auteur de l’Ecclésiaste, dans la Bible.  L’homme ne pouvait prétendre à l’immortalité, réservée aux dieux. Gilgamesh, le roi d’Ourouk, le héros de la célèbre épopée, se lança dans un voyage extraordinaire pour conquérir l’immortalité, mais il échoua et se résigna à son sort.

  La civilisation mésopotamienne ne ressemblait pas à celle d’Egypte. Elle ne construisait pas de pyramides où Pharaon vivrait éternellement dans un au-delà lumineux. Les tombeaux des rois assyriens, que l’on a retrouvés, sont des tombeaux tout à fait ordinaires, car, après la mort, l’homme entrait dans le monde de l’ombre et de la poussière.

On se sent infiniment petit  au regard de ce passé si éloigné, sorti des sables, et qui est à l’origine du monde moderne d’aujourd’hui, ce monde contemporain qui croit avoir tout découvert. Votre public, vos étudiants sont-ils passionnés par l’histoire de la civilisation mésopotamienne ?

Les étudiants s’intéressent beaucoup à cette civilisation, qui, en réalité, est peu connue du grand public. Je dois dire que jusqu’à ces derniers temps, la Mésopotamie figurait au programme d’histoire en classe de sixième. Or l’Éducation Nationale, il y a quelques années, a supprimé ce cours.

Mais c’est le point de départ de l’Histoire...  

Question très grave, parce que l’une des grandes vertus de l’homme, c’est la gratitude, la reconnaissance à l’égard des pionniers de notre civilisation.

Quand on supprime la Mésopotamie du programme scolaire, on occulte une page de notre histoire, on coupe nos racines. 

J’insiste : la nouvelle génération française ne va pas savoir que la source de son histoire, et de sa civilisation,  c’est la Mésopotamie.

Je souhaite que l’étude de cette grande civilisation soit rapidement rétablie dans l’enseignement scolaire français. Tout ne commence pas avec la Grèce au septième siècle avant notre ère, comme on voudrait le faire croire !

  Et les Arabes eux-mêmes placent-ils cette civilisation mésopotamienne au premier plan et se consacrent-ils à la recherche de l’origine de leur patrimoine?  

Malheureusement peu ou alors d’une manière secondaire. Parce qu’au début du vingtième siècle, avant l’indépendance de la plupart des pays arabes, l’Empire ottoman s’intéressait peu à ce patrimoine. Les grandes découvertes archéologiques survinrent récemment, vers le milieu du XIXème  siècle. Quand  les Arabes devinrent indépendants, la priorité fut donnée à leur identité ethnique, nationale. Et ils mirent l’accent sur les civilisations des Omeyyade, des ‘Abbassides, très importantes et plus proches d’eux dans le temps. Les civilisations antiques furent négligées d’une certaine manière.

 

  C’est aussi pour les Arabes que j’ai écrit le livre L’épopée du Tigre et de l’Euphrate” (Livre paru dans la collection « Comprendre le Moyen-Orient », éditions l’Harmattan, 1999). J’ai voulu  leur faire comprendre qu’ils ont un palais magnifique, qui comprend plusieurs civilisations.

Chers amis, ne restez pas dans une seule salle de ce beau palais, passez aussi dans les autres pièces, qui représentent les civilisations dont vous êtes issus, ces civilisations grandioses et belles qui enivrent l’âme et l’esprit de l’homme.    

 

Propos recueillis par le directeur de la revue Lucien Bitterlin