Je
suis dorigine irakienne. Mes racines sont dans un village du
nord de lIrak, Sanate, village chrétien dans le Bahdinan tout
près de la frontière turque. Jappartiens à une famille chrétienne,
membre dune minorité nationale et ethnique, les Assyro-Chaldéens.
Ce peuple vit en Irak depuis laube de lhistoire. Au IIIe
siècle, des textes
en syriaque attestent de leur présence dans cette province.
Né
à Sanate en 1944, jy ai fait mes premières études, comme mon
père. En effet, lorsque la frontière entre la Turquie et lIrak
fut fixée en 1926, un an après le rattachement du vilayet de Mossoul
à lIrak, le village se trouva du côté irakien, mais à moins
de sept kilomètres de la frontière. Ma famille avait dailleurs
des lopins de terre du côté turc. Or, la première chose que fit le
gouvernement irakien fut la création dune école primaire en
1926 à Sanate. Cétait évidemment une école où lenseignement
se faisait en arabe, langue que peu de gens parlaient alors. Ma langue
maternelle est le soureth
. Le kurde nous était connu à cause de notre environnement et nous
le parlions couramment. A lécole, je me suis mis à larabe.
Les professeurs étaient chrétiens pour la plupart, originaires de
Mossoul, des Assyro-Chaldéens arabisés. Jai ainsi fait toutes
mes études primaires dans mon village.
Sanate est un beau village de 150 familles à 1900 mètres daltitude,
situé à égale distance de deux monastères, Mar Atqayn, où se trouve
le tombeau de Mar Yûsef Hazzâya, grand mystique syriaque du VIIIe
siècle, et un autre monastère appelé Mar Sawr Ishô.
Mon père était surtout un caravanier et, avec quinze autres caravaniers,
il importait depuis Zâkho, à neuf heures de marche de Sanate, tout
ce qui était utile aux gens de la région. Il fournissait ainsi les
villages chrétiens comme les villages musulmans kurdes, que ce soit
du côté irakien ou du côté turc. A lépoque, la frontière était
perméable et le passage se faisait sans difficultés. Le village de
ma mère sétait retrouvé du côté turc (Un village appelé Harbol,
dont les Turcs ont depuis turquifié le nom). Javais donc, par
le hasard du tracé de la frontière, un grand-père irakien et un grand-père
turc. Mais ceci ne posa pas de problème pour obtenir la nationalité
irakienne.
Nord de l'Irak
La province de Mossoul était une ex-province ottomane, il était facile
de devenir irakien. Il faut dire que les villageois chrétiens, pour
la plupart, étaient soulagés déchapper à la Turquie. Les souvenirs
des massacres contre les Arméniens et les Assyro-Chaldéens les hantaient
tous. Cest pourquoi la plupart des chrétiens optèrent pour lIrak.
La présence des Anglais en Irak et du mandat, les rassuraient aussi.
Beaucoup dAssyro-Chaldéens choisirent ainsi de migrer un peu
plus au sud pour être en Irak. Ce fut le cas des habitants de Bellôn
qui choisirent de venir en Irak : le patriarche chaldéen actuel,
Bidawî, est originaire de ce village.
A
cette époque, les troubles au Kurdistan étaient situés plus au sud,
dans la région de Sulaymâniyye contrôlée par le cheik Mahmûd, et nous
avions une impression de sécurité relative au Bahdinan.
Lécole primaire de Sanate a donné des dizaines
de fonctionnaires, dinstituteurs et de journalistes à lEtat
irakien. En revanche à Harbol, le village de ma mère qui est resté
du côté turc, il ny a pas eu décole avant 1980. Ma mère
était analphabète et ne parlait pas arabe. Bref, Sanate avait son
école, son église et sa gendarmerie.
En 1956, dès la fin de mes études primaires à Sanate, mon père ma
envoyé à Mossoul dans une école secondaire chrétienne dirigée par
les Dominicains. Il sagissait dune mission française où
les cours étaient donnés en arabe et en français. De Sanate à Mossoul,
il fallait quatre jours de marche. A douze ans, je voyais pour la
première fois la grande ville, ce qui fut un choc pour moi :
mes premières voitures et des femmes en vêtements modernes, lélectricité
et un confort qui mépoustouflait. Moi qui pensais que le monde
entier parlait soureth, je découvrais un autre monde. Mais ce fut
aussi un rapport exalté avec ma culture dorigine : près
de Mossoul se dressait la capitale de lantique Assyrie, Ninive,
et les programmes dhistoire arabe et antique à lécole
me confirmaient la continuité de cette culture depuis la période antique
jusquà aujourdhui. Je suis resté à cette école de Mossoul
jusquà 23 ans.
Ma
communauté, celle des Assyro-Chaldéens, se répartit entre nestoriens,
les « Assyriens », et catholiques qui se nomment « Chaldéens ».
A lépoque ottomane, pour les Chaldéens, les Assyriens étaient
des montagnards, rustiques mais courageux. Alors que nous,
les Chaldéens, étions des Râya-s , eux,
les Assyriens, avec leurs Ashîra s
et leurs Mellek-s , avaient des chefs reconnus. Par ailleurs, le
millet chaldéen ne date que la fin de lempire ottoman.
Le
véritable rattachement à Rome de lEglise chaldéenne ne remonte, en effet, quà 1832. Les mariages
entre Assyriens et Chaldéens étaient parfois difficiles.
En 1962, la guerre reprit au Kurdistan, mais cette fois-ci notre région
était directement concernée. Bârzanî avait pris la suite de cheik
Mahmûd dans la direction du mouvement kurde.
Les Assyro-Chaldéens soutenaient, pour une partie dentre eux,
Bâzanî et, pour une autre,
dans les villes, le gouvernement. Les gens des villages étaient peu
politisés et désiraient avant tout la sécurité. A partir de la révolte
de Bârzanî, Sanate devint
célèbre. De 1961 à 1975, en effet, les peshmergas
y regroupèrent leurs prisonniers. Cest notre école qui
servit de centre de détention. Les soldats et les gradés irakiens
étaient reconnaissants aux habitants de Sanate pour le bon traitement
qui leur était réservé. Il faut rappeler que dans la guerre entre
Bârzanî et le gouvernement irakien, Bârzanî a véritablement protégé
les Assyro-Chaldéens des exactions kurdes. Les Assyro-Chaldéens, eux,
ne voulaient quune chose : la paix. Parce que cétait
une région de petites propriétés, il ny avait pas chez nous
de problèmes sociaux comme dans le sud de lIrak. En revanche,
une émigration régulière vers les villes de Zâkho et Mossoul accueillait
ceux qui, du fait de leur nombre, ne pouvaient vivre de la terre.
Mais ces départs du village étaient le fait de la nécessité. On ne
quittait pas Sanate de son plein gré et avec joie. On se souvient
que le roi Ghâzi, qui avait visité Sanate, avait trouvé le site exceptionnel.
Il voulut sy faire construire un palais, peu avant de trouver
la mort dans un accident de voiture en 1939.
En 1974, je dus venir en France pour des raisons de santé. Alors que
je poursuivais mes études à Nice, des nouvelles alarmantes arrivèrent
du pays. Je reçus des lettres bouleversantes de mes parents :
le gouvernement irakien déplaçait les villages plus au sud pour créer
une ceinture de sécurité le long de la frontière avec la Turquie.
Sanate était dans la zone concernée.
Mon village fut vidé en 1976. Les habitants partirent sans
grande indemnisation pour Zâkho, puis pour Bagdad. Ce fut le cas de
ma famille qui sinstalla à Aqd al-Nasâra, le quartier
chrétien du centre de la capitale. Puis mes parents se firent construire
une maison dans la banlieue de Dôra.
Après 1976, et létablissement de la ceinture de sécurité, lexode
des habitants de Sanate prit de l ampleur. Beaucoup partirent
pour Bagdad où, après avoir vécu dans les montagnes, ils sétiolèrent
dans les quartiers surpeuplés de la capitale. Depuis 1980, ils émigrent
en masse vers létranger pour les Etats-Unis, le Canada, le Brésil
et lAustralie. Plus de cent familles ont ainsi quitté la ville
pour rejoindre la diaspora assyro-chaldéenne à travers le monde. Le caractère épique de lhistoire
récente de mon village explique le succès de mon livre sur Sanate
en 1993.
Depuis la première guerre du Golfe, je ne suis jamais retourné en
Irak, car je naccepterai jamais une politique qui vise au morcellement
de lIrak. Que les Kurdes aient leur autonomie, cest leur
droit. Mais pour moi, lIrak avait trouvé depuis les Babyloniens,
les Assyriens, et plus tard les Abbassides, son territoire et
son histoire. LEtat irakien moderne est lhéritier de lancienne
Mésopotamie. Cette diversité de peuples lui a donné sa richesse. Aujourdhui
ce qui se passe est un projet déguisé de division de lIrak
et de mise à mort définitive de ce que fut la Mésopotamie.
Les Arabes et les Kurdes sont nos amis, mais ils nont pas le
droit de couper en deux ce pays historique uni par la culture, lhistoire
et la géographie. Cette
unité est inscrite par ses deux fleuves qui, venant des montagnes, se
déversent dans la plaine. Les Irakiens sont, du nord au sud, tous
unis par cette antique culture.
Pour ma part, jespère que Arabes, les Kurdes et les autres,
sauront se montrer dignes de cet héritage et quils auront la
sagesse de préserver notre identité mésopotamienne. Aujourdhui,
on utilise souvent le mot Kurdistâni
Je
nétais pas en Irak quand on a inventé ce mot. Mais je me demande
quel en est le sens. Jai limpression que certains Kurdes
voudraient faire de nous des Kurdes chrétiens, de même que certains
Arabes préfèrent nous considérer comme des Arabes chrétiens. En 1972,
le syriaque, avait été reconnu comme langue, avec le droit denseigner
et dorganiser des associations pour le défendre. Mais léchec
de lexpérience de lautonomie kurde, avec le retour de
la guerre, na pas permis que cette reconnaissance se développe.
L'Irak après la Guerre du Golfe (source Monde
Diplomatique)
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Il
y a toujours aujourdhui des villes de 10 à 15 000 habitants
qui sont entièrement assyro-chaldéennes et où le soureth est la langue
quotidienne : Ankawa , Tell Kayf, Bartellî, Karaqôsh, Al-Qôsh.
Ankawa est aujourdhui située dans la zone dominée par
Bârzanî et le PDK, tandis que les autres villes, à proximité de Mossoul,
sont restées dans la zone arabe sous contrôle du gouvernement irakien.
Mais, dans la guerre civile entre Kurdes, et dans le conflit qui a
opposé Bârzanî à Tâlabâni depuis 1993, les Assyro-Chaldéens sont restés
neutres et leurs milices, notamment celle du Mouvement démocratique
assyrien, ont même aidé à séparer les belligérants notamment à Dehôk.
On ne demande jamais aux intellectuels irakiens ce quils pensent
de lembargo.
Lembargo
est une honte. Il ma révolté dès le début. Qui a donné le droit
aux Américains et à leurs alliés daffamer un peuple et de détruire
un Etat ? Le maintien de lembargo est aujourdhui
la menace la plus grande pour le peuple irakien. Il engendre la misère,
lanalphabétisme et lignorance, pour un pays qui avait
misé dans son histoire sur le savoir et sur lécole et il vise
à la régression de lIrak. Dans mon prochain livre, LEpopée
du Tigre et de lEuphrate, je témoigne que notre pays a été
le berceau de lécriture, des civilisations et le pays le plus
inventif de lhistoire, alors quaujourdhui, cest
un pays que des cow-boys tentent de détruire. Les Etats-Unis sont
responsables de la régression de lIrak. Car lignorance
et lanalphabétisme engendrent à leur tour le fanatisme et lextrémisme.
Dans nos villages des montagnes on ne connaissait que la différence
entre sunnites et chiites. Pour nous, les Kurdes étant sunnites, nous
nous imaginions que tous les musulmans étaient sunnites. Jai
visité Sâmarrâ après 1980, et jai été littéralement subjugué
par la beauté de la mosquée Al-Hâdî, qui renferme les tombeaux dal-Hâdî
et de Hasan Askari. Jai rarement été frappé par une aussi
parfaite unité de larchitecture et du temporel.